Une mort «inconcevable»

mar, 12. mar. 2019

«Le pire qui puisse arriver!» La mort d’un enfant marque à jamais. Nasser Bakhti a recueilli le témoignage de parents dans Un ange passé trop vite, présenté demain et dimanche aux Prado. Touchés par la démarche du réalisateur, Sylvie et Pierre-Yves Lüthi, de Bulle, s’expriment sur le deuil de leur fils Simon.

CLAIRE PASQUIER

Simon nous a quittés il y a quatorze mois, le lendemain de Noël. Mais j’ai parfois l’impression que c’était hier.» Pierre-Yves et Sylvie Lüthi se sentent «désenfantés». Ils avancent à petits pas sur le chemin du deuil. Un chemin tortueux dont ils ne connaîtront pas la fin, assurent-ils. «L’expression “faire son deuil” m’agace. Je crois plutôt que c’est lui qui nous fait, qui nous transforme, qui nous prend par la main», suggère la maman.

Ils sont les parents des jumeaux Simon et Victoria. Simon s’est suicidé le 26 décembre 2017 à l’âge de 27 ans. «Malgré tout l’amour que nous lui avons porté, nous n’avons pas vu ce mal qui le minait. Nous lui avons souvent tendu la main, mais lui ne voulait pas. Parce qu’il ne voulait pas déranger, pas gêner», souffle le papa. Et son épouse de poursuivre: «Nous n’avons pas tout compris de lui. Il y a un mystère auquel nous n’avons pas pu accéder et qu’il n’a vraisemblablement pas voulu partager avec les meilleurs de ses amis et sa sœur jumelle.»

«La culpabilité est un poison», assure-t-il. Comme tout proche de suicidé, c’est le sentiment qui les anime encore parfois. «Cette fameuse culpabilité, quand on croit s’en être débarrassé, elle revient sous une autre forme. C’est un travail de s’apaiser», ajoute-t-elle.

En visionnant le film de Nasser Bakhti Un ange passé trop vite, le couple a été touché par la sensibilité dont a fait preuve le réalisateur (lire ci-dessous). «A la fin, il y a une paix, une sérénité qui règne.» Et le témoignage des parents du film de faire écho à leur propre peine. «Mais chaque mort est différente. Les parents n’ont pas retrouvé le corps de leur fils. Nous, nous avons pu l’embrasser et lui dire au revoir. Nous avons vu le corps, mais nous ne savons pas pourquoi il est parti.»

En pilote automatique

Peu après le décès de leur fils, tous deux se sentent tels des zombies, en pilote automatique. «Je me souviens un jour m’être trouvée devant mon armoire et me dire: enfile un pull, n’importe lequel. Je n’arrivais pas à m’habiller pour aller travailler, tout simplement», témoigne la maman.

Elle ne croit pas aux phases de deuil, trop schématiques et conventionnelles. Elle imagine plutôt une spirale qui avance tout en tournant sur elle-même: «Au détour d’une pensée, d’une phrase, d’une odeur, de n’importe quel stimulus: et voilà, la réalité frappe violemment et le chagrin nous revient comme au premier jour.»

Quelque temps après la mort de Simon, elle se met à lui écrire dans un journal intime pour refaire surface. Il lui sert surtout, maintenant, à mesurer le chemin effectué lorsqu’elle relit les premiers textes. «Contrairement à ce que je peux croire parfois, j’avance, lentement, mais j’avance.»

Cette mort «purement scandaleuse et inconcevable», a permis au couple de retrouver davantage de spiritualité. «On envisage sa propre mort avec légèreté. Lorsque celle de son enfant se présente, l’unique consolation qu’on puisse avoir, c’est d’être persuadé qu’il est encore en vie sur un autre plan», confie-t-elle. «Et qu’il se sente mieux là où il est», s’empresse d’ajouter son époux.

La famille a été portée avec beaucoup de tendresse et de compassion par ses amis et de nombreuses connaissances. «Nous les remercions tous.» A la mort d’un être cher, les réactions sont parfois teintées de gêne. «C’est normal, parfois on n’est pas prêt à affronter la personne en peine.» Dans ces caslà, c’est la sincérité qui prévaut. «Rien qu’un “je ne sais pas quoi te dire” suffit», affirme-t-il. Elle abonde: «Des collègues me touchent l’épaule ou me font un clin d’œil. Ce geste veut dire: “Je sais que ce matin est difficile, que tu n’as pas fermé l’œil de la nuit” Ce petit geste signifie tout cela.»

Parler des défunts les fait vivre, aime-t-elle penser. «Echanger des anecdotes, se dire qu’il aurait ri de telle ou telle chose. J’adore quand on me parle de mon fils, même si ça fait tomber quelques larmes. Ce sont des larmes de douceur, qui apaisent.»

Insouciance envolée

Connaîtront-ils encore des moments de pur bonheur? «Peutêtre, mais… Il y aura toujours ce “mais” en nous.» Et les moments d’insouciance n’existent plus. «Même pour Victoria, qui n’a pas 30 ans. C’est dur de le dire, mais c’est comme cela», avance-t-elle.

Au moment du drame, les parents pensent tout de suite à elle, à sa sœur. «On s’est dit qu’il ne fallait pas la surprotéger, car c’est une envie qu’on peut avoir instinctivement. Elle a une analyse très réaliste de la situation qu’elle a vécue. Et elle doit se construire», partage Pierre-Yves Lüthi. «Elle a cette force d’avoir connu un amour fraternel, puissance dix. C’est extrêmement précieux d’avoir engrangé cela», confie Sylvie Lüthi.

Et eux, la chance d’avoir connu Simon durant 27 ans. «C’était un garçon extraordinaire. Un fils vraiment aimant.» La chance, encore, d’avoir un autre enfant et d’espérer des petits-enfants. «En défaisant le sapin de Noël, le lendemain de l’enterrement, je me suis dit qu’il n’y aurait plus de fête de Noël chez nous avant l’arrivée d’une nouvelle génération.» ■

Bulle, cinémas Prado, mercredi 13 mars, à 18 h, et dimanche 17 mars, à 11 h, en présence du réalisateur et des protagonistes


Mettre le doigt sur une douleur silencieuse

Au cœur des longs métrages de Nasser Bakhti, l’humain et son témoignage. Avant Un ange passé trop vite,le réalisateur genevois a produit Le vieil homme à la caméra sur Bernard Bovet, neveu de l’abbé Bovet, et encore Romans d’ados. Il sera présent demain soir ainsi que dimanche aux Prado avec les protagonistes du film, Lucie et Gérald Gumy, qui ont perdu leur fils Johann en 2008.

Comment êtes-vous arrivé sur le thème du deuil et de la perte d’un enfant?

Nasser Bakhti. Jamais je n’aurais pensé faire un film sur ce sujet, sur la mort. Mais j’ai vu Johann grandir avec mes enfants. Lui qui voulait devenir réalisateur s’intéressait au cinéma et m’empruntait du matériel. Il est mort caméra au poing dans un accident d’ULM dans l’Arve. Cinq ans après son décès, j’ai filmé une cérémonie en son hommage au bord de la rivière et j’ai interviewé ses parents et sa petite amie d’alors. C’était très solennel et chaleureux. Ce jour-là, j’ai compris que ce couple avait atteint un stade où il pouvait exprimer sa douleur et faire part de son cheminement. Lorsque je leur ai demandé s’ils voulaient aller plus loin dans la démarche, ils m’ont encouragé.

Je trouvais intéressant qu’ils ne vivent pas de la même façon leur deuil. Gérald a cette obsession pour la matérialité. Il veut retrouver le corps de son fils, tandis que Lucie ressent Johann partout. Mais ils restent toujours soudés, malgré les difficultés qui interviennent dans une telle situation. Plus de 75% des couples se séparent à la suite de la mort d’un enfant.

Vous les avez filmés trois ans durant, pourquoi si longtemps?

Je me suis dit que j’allais les suivre le temps qu’il faudrait pour voir leur progression. Le temps est le seul moyen de témoigner de l’évolution des gens. Pour Le vieil homme à la caméra, j’avais suivi Bernard Bovet pendant trois ans au Home de l’Intyamon et Romans d’ados a été tourné sur dix ans. Montrer cette progression touche les spectateurs. Lucie et Gérald se sont reconstruits, mais cela prend du temps.

Votre film est autoporté, vous n’intervenez jamais…

Les protagonistes se confient au public et c’est cela qui est beau. Je veux laisser vivre le protagoniste, c’est son intimité, son histoire. En tant qu’auteur, je veux m’effacer le plus possible. On comprend que ce n’est pas simple. Ce film m’a appris l’écoute et l’empathie.

Vous n’abordez pas le suicide, qui est l’une des causes principales de décès chez les jeunes, est-ce un parti pris?

Je pensais pouvoir l’aborder lorsque Lucie et Gérald se rendent dans un groupe de parole. Là-bas, on rencontre d’autres parents dont les enfants sont décédés de maladies ou par le jeu du foulard. Dans ce passage, une femme qui a perdu son frère évoque la problématique de l’enfant qui reste et qui se sent invisible aux yeux de ses parents. Aborder le suicide à ce moment-là aurait été idéal, mais cela ne s’est pas trouvé.

Comment votre film a-t-il été accueilli?

Partout, on me prend dans les bras, on me remercie et on pleure ensemble. C’est une énorme surprise. On fait des films pour faire réfléchir, pour divertir. Là, on a fait un film qui fait du bien, ça me fait encore davantage aimer mon métier. Si ce film permet de libérer la parole, je suis très heureux. Nous avons réussi à mettre le doigt sur une douleur silencieuse dans le respect des protagonistes et avec pudeur, nous dit-on.

Le film n’a reçu aucun soutien de la part du monde culturel. En revanche, en une vingtaine de jours, il a récolté 50 000 francs en financement participatif pour qu’on puisse le terminer. Cela montre que le public avait un intérêt à le voir. CP

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