De l'Amazonie à Crésuz

| jeu, 10. sep. 2020

Une exposition à la galerie Osmoz, à Bulle, remet en lumière l’extraordinaire trajectoire d’Anita Guidi (1890-1978). Cette peintre fribourgeoise, qui a fini sa vie dans un chalet de Crésuz, a passé trois ans en expédition, en 1944-1946, pour remonter l’Amazone, à la découverte de tribus indiennes.

PAR ÉRIC BULLIARD

DESTIN. Dans son chalet de Crésuz,
elle vivait entourée de tableaux, de
flèches, de peaux de crocodiles, de
poteries reçues de tribus amazoniennes.
Peintre, voyageuse, aventurière,
Anita Guidi (1890-1978) a fini sa
vie retirée du monde. «Vraiment sauvage
», disait-elle en souriant. La revoici
en lumière: jusqu’au 4 octobre, la
galerie Osmoz, à Bulle, propose de
redécouvrir cette oeuvre et ce destin
hors du commun.
Il y a quelque chose d’Ella Maillart
dans ce parcours de femme libre et
sans peur. Anita Guidi naît en 1890 à
Fribourg, où son père tient commerce
à l’ombre de la cathédrale. Une de ces
épiceries où l’on trouve aussi bien des
potages Maggi que des «vélocipèdes»,
des cartes à jouer ou de l’huile pour
parquet. Scolarisée chez les Ursulines,
la jeune fille développe très tôt un don
pour le dessin. La seule matière à intéresser
cette élève peu brillante, qui
«griffonne» dans ses livres de prière.
On imagine que, à l’époque, une telle
vocation effraie les parents. Pas chez
les Guidi: la famille se targue de descendre
de Tommaso Guidi, connu sous
le nom de Masaccio, peintre majeur
de la Renaissance italienne. Encouragée
par les siens, Anita Guidi développe
son talent comme élève de Joseph
Reichlen.
Quelques années plus tard, dans
un hôtel que ses parents ont acheté
au lac des Quatre-Cantons, elle tombe
amoureuse d’un jeune homme, fils de
clients de passage. Il est allemand et
protestant… ce qui ne l’empêche pas
de l’épouser. Tant pis si ce mariage lui
vaut une excommunication! «J’ai dit au
curé: je trouverai mon église dans la
forêt. Je n’ai pas besoin de vos quatre
murs», explique-t-elle dans un portrait
de Madame TV, diffusé par la Télévision
Suisse romande le 21 novembre 1970,
visible sur le site des archives de la
RTS.
Berlin, Paris, Londres, puis Rio
Le couple s’installe à Berlin. Mais
nous sommes en 1914: son époux disparaît
pendant la Grande Guerre. Malgré
ses recherches, Anita Guidi ne le
reverra jamais. Elle soupçonne qu’il
est mort en Russie. A 25 ans, la voici
veuve… et libre. Elle se consacre entièrement
à la peinture, passe quelques
années à Paris, à Londres, en Italie,
revient parfois en Suisse. «A la maison,
on m’appelait la fugitive…»
En 1939, alors que le chaos gagne
l’Europe, Anita Guidi vend tout ce
qu’elle possède. «Pour n’avoir rien derrière
moi qui me retienne.» Et pour
réaliser un rêve: visiter l’Amérique
latine. Elle embarque à Lisbonne avec
un millier de passagers et débarque à
Rio, en plein carnaval. Elle y passe
quatre ans, en vivant de son art: ses
marines se vendent «énormément».
Dans la jungle, sans armes
Grâce à Armin Edwin Caspar, un
compatriote – employé du gouvernement
brésilien à l’Institut pour la colonisation
nationale – Anita Guidi va
ensuite connaître l’aventure. La vraie,
la folle. Entre 1944 et 1946, deux expéditions
la conduisent au plus profond
de la forêt amazonienne. Là
où le pied de l’homme occidental
s’est rarement posé.
Et encore moins celui de la
femme. Le premier périple
dure deux ans, le second une
année. Avec quelques solides
rameurs pour les accompagner,
le duo remonte le fleuve
sur des milliers de kilomètres,
à bord d’un petit
vapeur au début, puis en pirogue. Leur
but: aller à la rencontre de tribus indiennes.
Et les peindre.
Ils avancent dans la forêt humide,
luttant contre les moustiques et la
touffeur, se battant contre les lianes
et les arbres qui pourrissent au sol.
«Ici, nos forêts sont des jardins, en
comparaison», sourit Anita Guidi. Ils
emportent le matériel de peinture et
différents objets pour le troc, mais
aucune arme. Condition indispensable
pour ne pas effrayer les indigènes.
«La femme blanche et gentille»
Pendant des jours, les Indiens les
observent, sans se laisser voir, avant
que leur chef n’apparaisse et dépose
ses flèches en signe de paix. Le contact
est établi. Les deux Suisses vont ainsi
rencontrer les Urubus, qui avaient la
réputation d’être cannibales. «On dit
que ce sont des sauvages, mais non,
ce sont nous, les sauvages», répétera
souvent Anita Guidi. Des années plus
tard, elle se souviendra «de leur bonté,
de leur calme, de leur gaieté».
Les Indiens, de leur côté, s’étonnent
de ses cheveux blancs, eux qui ne
connaissent pas ce phénomène. Ils
l’appellent Mirixó tuiri purã, la femme
blanche et gentille. Dans la même émission
télévisée, Armin Caspar souligne
qu’elle est «l’unique femme d’Europe
à avoir été portée par un chef indien
pour traverser des marais…»
Difficile de trouver confirmation,
mais certaines sources indiquent
qu’Anita Guidi aurait rencontré une
douzaine de tribus dans la jungle amazonienne
et peint quelque 300 toiles:
des paysages, des portraits, le fleuve
ou encore la maloca, nom local qui
désigne la grande hutte du village.
Expo et succès à travers la Suisse
Cet ensemble à la fois artistique,
ethnologique, anthropologique, Anita
Guidi va l’exposer à son retour en
Suisse: le Musée d’art et d’histoire de
Fribourg le présente en 1949-1950, à la
Galerie des Beaux-Arts de l’Université.
L’exposition s’intitule L’Amazonie et
présente aussi bien des peintures
qu’une «collection ethnographique»,
note la presse de l’époque: poteries,
bijoux, flûtes et même une pirogue. Le
«ministre du Brésil» en Suisse assiste
au vernissage. Anita Guidi et
Armin Caspar donnent des
conférences qui font auditoires
combles dans les universités
de Suisse ou auprès
d’institutions comme la Société
de géographie de Genève.
Cette même exposition
connaît le succès à Lausanne
(au palais de Rumine), à Berne,
à Zurich… On trouve ensuite
trace d’accrochages d’Anita Guidi à la
route de la Glâne, à Villars-sur-Glâne.
Elle semble s’être installée là quelques
années, dans la maison paternelle, son
père étant décédé en 1944. Elle expose
aussi à Bulle, en 1959, «dans un magasin
de la rue de Gruyères», selon un
entrefilet de La Tribune de Lausanne,
qui précise que l’artiste vit alors à Crésuz.
Anita Guidi passera donc les vingt
dernières années de sa vie dans ce
chalet qu’elle baptise La Maloca, où
elle ne reçoit guère. «Je ne voulais plus
exposer, je voulais être hors de tout»,
explique-t-elle à l’équipe de la télévision
venue la trouver en 1970. Végétarienne
à une époque où cela étonnait
les villageois, Anita Guidi vit en solitaire,
mais continue à peindre. Ses
tableaux, après son retour en terre
fribourgeoise, représentent la cathédrale,
des rues de sa ville natale, mais
aussi des paysans gruériens.
Avec «les deux Gruyère»
A 80 ans, elle expose encore à l’Hôtel
de Ville de Broc, au côté de peintres
«des deux Gruyère», comme Netton
Bosson, Jean-Lou Tinguely, Jean-Louis
Gétaz ou encore un tout jeune Jacques
Cesa. «Il y avait tellement de monde
que la manifestation a failli couler à
cause du prix des pommes chips et du
petit blanc», écrit La Gruyère du 26 mai
1970.
Huit ans plus tard, le 3 décembre
1978, Anita Guidi s’éteint à l’Hôpital de
Riaz, où elle a été admise la veille.
L’article nécrologique la qualifie de
«figure typique du village qu’elle avait
adopté». Elle l’avait adopté, sans doute,
mais en laissant une part de son âme
là-bas, très loin dans les profondeurs
de la forêt vierge. ■

Le film de Madame TVsur Anita Guidi est visible sur le lien https://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/11592293-portrait-d...

 

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Des couleurs et des visages qui disent la fascination

L’oeuvre d’Anita Guidi est précieuse
sur le plan documentaire:
elle témoigne de ses aventures,
de ses rencontres, des liens
puissants qui l’ont unie au Brésil.
Il n’y a pas que son destin qui témoigne d’un
esprit libre: dans sa peinture aussi, Anita
Guidi est restée «hors de toute école, de
toute tradition», relève Julien Victor Scheuchzer,
galeriste d’Osmoz qui accueille une
trentaine de ses huiles. Avec ce contraste
étonnant entre des oeuvres réalisées dans
la forêt amazonienne et d’autres qui ont vu
le jour dans la région. «Mais on trouve la
même patte dans cette chapelle que sur des
tableaux exotiques.»
L’oeuvre d’Anita Guidi a un évident intérêt
documentaire. Cette ancienne élève de
Joseph Reichlen fait preuve d’aisance technique,
à défaut de transmettre par son art
une vision franchement originale. Julien
Victor Scheuchzer admire ainsi «sa touche
où l’on sent à la fois de l’assurance, de la
force et de la légèreté». D’autres toiles
semblent plus classiques. «Ce qui est étonnant,
c’est que les oeuvres les plus tardives
paraissent plus traditionnelles.»
Au Brésil, Anita Guidi semble fascinée
par la végétation luxuriante, les visages,
les eaux de l’Amazone. Son pinceau se fait
vif, les couleurs éclatent, surprenantes.
Cette peinture est avant tout le témoignage
d’une aventure et des liens puissants tissés
avec les indigènes comme avec la nature.
L’artiste capte des moments de vie, la
lumière d’un coucher de soleil sur le fleuve,
le vent dans les palmiers, les huttes sommaires,
les pirogues fuyantes. Elle excelle
à rendre le regard mélancolique de cet
homme tatoué, au large chapeau jaune. Le
tableau, intitulé Pernambuco, date de 1948:
on ne peut s’empêcher d’y lire la propre
tristesse de l’artiste, qui s’apprête à quitter
le Brésil pour rentrer en Suisse. Parfois, sa
peinture se fait plus audacieuse, comme
dans ce portrait d’une porteuse d’eau, torse
nu, où le fond paraît à peine esquissé.
Une pionnière
De retour dans le canton de Fribourg,
Anita Guidi peint des paysages, parfois des
natures mortes, comme ce Masque et livres.
Etonnamment, elle qui a été excommuniée
sans remords (lire ci-dessus) représente
également volontiers des édifices ou des
signes religieux, comme la chapelle des
Muèses à Posieux, la cathédrale Saint-
Nicolas de Fribourg (vue de l’intérieur dans
un cadrage surprenant, ou de la rue de Lausanne),
un crucifix à la Lorette sous la
neige… Mais elle se plaît aussi à peindre
des alpages ou le magnifique pont de Sainte-
Apolline, tout près de la route de la Glâne
où vivaient ses parents.
L’exposition combine ainsi de curieuses
impressions d’évasion et de familiarité. Et
même si elle paraît aujourd’hui un peu oubliée,
cette femme libre, qui revendiquait
ne pas connaître la peur, a aussi été pionnière
dans la peinture fribourgeoise: après
de rares exemples comme Antoinette et
Elisa de Boccard ou Mathilde Mayr von Baldegg,
Anita Guidi a été une des premières
femmes peintres d’ici. Avant que des Iseut
Bersier, Yvone Duruz ou Marie-Thérèse
Dewarrat ne participent à l’effervescence
du groupe Mouvement. EB

Bulle, galerie Osmoz, jusqu’au 4 octobre, jeudi, vendredi, samedi et dimanche, de 14 h à 18 h. www.galerieosmoz.ch

 

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«Elle méritait d’être remise en lumière»

Anita Guidi, qui n’a pas eu d’enfant, a vécu à Crésuz en solitaire, mais recevait régulièrement
les visites d’une de ses quatre soeurs, installée elle aussi en Gruyère. Alors que, avec l’âge,
elle commençait à perdre la vue, elle a aussi bénéficié de l’aide, pour toute son administration,
de Jean Thürler, fondé de pouvoir dans une banque de la place. L’artiste le remerciait régulièrement
en lui offrant des tableaux. C’est aussi grâce à lui que ses archives ont pu être conservées
à son décès: l’exposition présente quelques photos, des esquisses, des coupures de presse
ou encore le livre d’or d’une exposition. Ainsi que différents documents rappelant qu’Anita
Guidi a exposé à plusieurs reprises au Brésil. La grande majorité des oeuvres présentées
(et mises en vente) à Osmoz provient de la collection du couple Thürler, qui avait tissé de solides
liens d’amitié avec la peintre-exploratrice. L’exposition a été possible grâce à Bernard Préel,
ancien enseignant et ancien président du Conseil général de Bulle, qui a fait l’intermédiaire
avec la galerie. Lors d’une rencontre avec les Thürler, il entend parler d’Anita Guidi: «J’ai tout
de suite trouvé extraordinaire l’histoire de cette femme peintre et j’ai pensé qu’elle méritait
d’être remise en lumière.» EB

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