«Un moyen de sortir de la vallée»

| sam, 30. nov. 2013
Une vie dédiée au ski de fond valait bien à Paul Jaggi le Prix sportif de l’Etat. Les Rocheuses canadiennes, le bloc de l’Est: l’ancien entraîneur national raconte. Il dit aussi le bonheur d’avoir une famille et la tristesse de perdre un frère

Par Karine Allemann
Paul Jaggi ronchonne un peu. Tous ces honneurs, ce n’est pas son truc. Mais l’homme est bien élevé. Alors, il nous reçoit chez lui, à Charmey, où de son salon la vue sur le Moléson est époustouflante. Vendredi 20 décembre, il recevra le Prix sportif de l’Etat de Fribourg. «Ce doit être pour mon engagement pour le Centre nordique de la vallée de la Jogne. Bon… c’est vrai que ça fait déjà vingt-huit ans.»

Le Charmeysan a été surpris de recevoir un courrier de l’Etat. «Je ne l’ai pas ouvert tout de suite, parce que j’avais la conscience tranquille. Mes impôts sont payés, je n’ai pas fait d’excès… » Un peu nerveux au début de l’entretien, l’homme se détend au fil des minutes. Il nous raconte une vie de courses, de voyages, de drame parfois, et de bonheur surtout.

Au départ, il y a Im Fang
«J’ai eu la chance de grandir dans une grande famille à Im Fang, dans un environnement intact. L’hiver, on se déplaçait à ski de fond, même pour aller à l’école. Avec mon frère Louis, les Buchs et les Schuwey, on atout de suite évolué là-dedans.»

En 1967, Paul Jaggi a 20 ans quand l’équipe d’Im Fang (La Villette) devient championne de Suisse de relais. Un exploit jamais égalé par d’autres Fribourgeois. «J’étais à l’école de recrues, mais j’ai terminé le premier relais avec 35 secondes d’avance. La veille, mon frère avait décroché le titre de champion de Suisse individuel. Le SC Hochmatt n’était pas connu du tout dans le milieu. Le lendemain, tout le monde savait qu’Im Fang était un petit village au pied des Gastlosen.»

Entraîner, une évidence
Membre de l’équipe de Suisse, Paul Jaggi est garde-frontière en Valais de 1967 à 1980. Très vite, le Charmeysan cumulera avec la fonction d’entraîneur. «J’avais des facilités pour organiser les choses, et avec les langues. Il fallait ça pour être coach à l’époque. On s’occupait de tout. Mon frère Louis était beaucoup plus fort que moi comme skieur. Mais entraîneur, ça n’aurait jamais été son truc.»

De 1972 à 1989, le petit gars de La Villette parcourt le monde en tant qu’entraîneur national des juniors, puis des dames, et enfin comme assistant des messieurs. Il participe à des mondiaux, et même aux jeux Olympiques de Lake Placid, en 1980. «On n’avait pas le temps de rester au village olympique pour boire du champagne. On n’arrêtait jamais, de 5 h à minuit. C’était une vie très intense. Comme entraîneur, j’avais un bon contact avec les athlètes. C’est indispensable. Mais j’avais une ligne. C’est comme un instituteur: tu dois être crédible.»

Bienvenue à l’Est
Si Paul Jaggi «connaît le Canada par cœur», surtout dans les Rocheuses qu’il aime tant, il a aussi beaucoup voyagé dans l’Europe de l’Est, en pleine guerre froide. «Un jour, en descendant d’avion à Varsovie, j’ai voulu prendre une photo de l’équipe. Des soldats m’ont mis en joue avec leur fusil! A chaque fois qu’on passait la douane, c’était le cirque. Une fois, en partant de Pologne, des policiers ne m’ont pas lâché jusqu’à ce que je paie 1000 francs de taxe. Et autant dire que je n’ai jamais pu obtenir de reçu. On se faisait prendre de l’argent à chaque fois.»

Et puis, il y avait les sportifs honteusement dopés par les fédérations. «Un athlète est-allemand m’a expliqué tout ce qu’ils leur donnaient. Ils les bourraient aux hormones et leur donnaient des stimulants, c’était de la drogue. A la fin de la saison, les skieurs devaient aller au sanatorium pour se nettoyer l’organisme. Aujourd’hui, plusieurs médecins ou entraîneurs de l’époque sont enfermés.»

Coup de foudre à 41 ans
Depuis 1980, Paul Jaggi travaille comme assureur. Ses activités d’entraîneur, il les vit les week-ends et pendant ses vacances. En 1988, à 41 ans, il épouse Karin, 30 ans. «Elle a grandi à Olten, mais sa maman est de Bellegarde. Elle venait souvent en vacances à Im Fang. Elle est tombée amoureuse du petit chalet que j’ai encore là-bas. Elle l’a loué pour les vacances, avec des copines. J’étais à l’étranger, alors on ne s’est pas rencontrés tout de suite.»

Puis, c’est le coup de foudre. «Je pense, oui. Ça dure depuis vingt-cinq ans.» Le jeune marié continue d’entraîner pendant une année. «Ma femme m’a toujours dit que si je voulais poursuivre, je pouvais le faire. Mais, le premier hiver, je n’ai passé qu’un seul week-end avec elle! La vie de nomade n’est pas compatible avec la vie d’époux.»

Louis, le frère
Le Charmeysan a eu la tristesse de perdre son frère Louis, la vedette de la famille, qui avait réussi une course merveilleuse aux jeux Olympiques de Sapporo, en 1972. «On était… comme deux frères. Lui toujours premier, et moi toujours deuxième. Mon frère a été victime d’une grave dépression. C’était comme un cancer qui le rongeait. J’ai essayé de le remonter. Mais il n’a cessé de sombrer. Il me disait qu’il n’arrivait même plus à voir nos montagnes… Dans l’état où il était, pour lui, ça a été une délivrance. On s’est quittés en bons termes. C’est la vie, il faut l’accepter et garder les bons souvenirs.»

Et de poursuivre: «C’est comme avec mon papa. Un jour, à 94 ans, il portait mon petit garçon de quelques mois dans ses bras. Puis il ne s’est pas senti très bien. On est allés marcher dehors. Il m’a dit: “Vous êtes tous casés, je suis heureux. Et j’ai eu une belle vie. Maintenant, je veux m’en aller.” Il est parti un mois plus tard, dans la paix. C’est beau.»

 

«Un moyen de sortir de la vallée»
Paul Jaggi ne sait pas dire non et c’est son grand problème. Il a longtemps refusé d’entrer au Conseil communal, avant de céder en 2011. S’il aime répéter qu’il s’implique dans le ski de fond depuis trente ans pour «rendre un peu tout ce qu’il a reçu», l’excuse ne vaut pas pour l’administration communale. Il faut donc croire qu’il aime être suroccupé, non? «C’est très enrichissant, plaide-t-il. Les responsabilités, les contacts avec les gens… Trouver des solutions, ça me convient bien. Mais j’ai une ligne: je ne suis pas un politicard.»

C’est en 1985 que Paul Jaggi a pris la présidence du Centre nordique de la vallée de la Jogne. Depuis vingt-huit ans, 800000 francs ont été trouvés pour aménager les pistes de ski de fond. «On ne le fait pas pour notre gloriole, mais pour les skieurs. Et parce que, sinon, il ne se passerait rien dans la vallée.» Et le président insiste: «Il faut vraiment mentionner que j’ai beaucoup de chance de pouvoir compter sur un excellent chauffeur pour tracer les pistes, Otto Mooser, et sur les chefs techniques Henri Niquille, puis Alfons Schuwey.»

Resté «très proche du milieu du ski de fond», l’ancien entraîneur national s’inquiè­te-t-il de la baisse de pratiquants? «Je le vois avec mes garçons, les jeunes d’aujourd’hui sont nés dans le confort. Ils ont trop de cho­ses à disposition. Le ski de fond est un sport d’endurance, qui demande énormément d’investissement. Bon, pour nous, c’était aussi un moyen de sortir de la vallée.»

Coups de fil dans la nuit
En 2003, cela fait pile cinquante ans que Paul Jaggi est entré au Ski-club Hochmatt. Il y a un demi-siècle, le jeune Paul ne savait pas encore que sa vie serait aussi intense et grâce au ski de fond. Et que son engagement serait sans faille. Mais ça, c’est un héritage familial. «Mes parents étaient les buralistes d’Im Fang. A l’épo­que, il n’y avait que trois téléphones dans le village. Combien de fois des gens sont venus frapper à la porte, en pleine nuit, pour passer un coup de fil? Certains auraient choisi de ne pas ouvrir. Mes parents, non seulement ils se levaient, mais en plus ils leur offraient un café.» Donner un peu pour les autres, c’est bien. Au côté de sa famille, son «île de paix», et de ses amis, Paul Jaggi en sera remercié le 20 décembre prochain.

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Félicitations. Louis Jaggi France

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