PAR THIBAUD GUISAN
Il a accepté de témoigner pour que son histoire puisse «rendre service à d’autres». Dominique Magnin, directeur de Magnin Frères SA à Sâles, est à la tête d’une quinzaine d’employés. Ce patron de 50 ans – dont l’entreprise est active dans l’agencement, l’ameublement et la menuiserie – a été victime d’«un accroc de vie», comme il le dit. «Car peu importe si on appelle ça un burnout ou une dépression», note ce père de trois enfants qui a mis neuf mois à s’en remettre. «Aujourd’hui, je suis à 90% de mes capacités», estime-t-il.
Hier à Bulle, le Gruérien participait à une conférence – coorganisée par la Fédération patronale et économique – sur une thématique souvent taboue: la santé des petits patrons. Il partage son expérience avec La Gruyère.
Du jour au lendemain, vous vous êtes retrouvé dans l’incapacité de travailler. Que s’est-il passé?
Dominique Magnin. A la mi-novembre 2012, on organisait trois jours de portes ouvertes. Tout s’est très bien déroulé. Mais le dimanche soir, alors qu’on buvait un verre pour décompresser, j’ai été pris de tremblements et de frissons. Je n’arrivais plus à me contrôler, je ne tenais plus sur mes jambes et je me suis effondré. C’était le trou noir. La semaine qui a suivi, je n’ai pas pu retourner au travail. Je n’arrivais pas à m’en remettre. Je suis allé voir mon médecin.
Comment vous êtes-vous soigné?
Le mieux était que je coupe les ponts avec l’entreprise. Je suis parti trois semaines à la clinique du Noirmont. Je ne maîtrisais plus mon état. Un panel de thérapies est proposé: des activités physiques et des balades, mais aussi de la relaxation et de la sophrologie. Dans ce registre, la pleine conscience m’a parlé. Cette discipline vise à ramener son attention sur l’instant présent. Car l’esprit est tellement fugace qu’on songe à beaucoup de choses sauf au moment qu’on vit. Comme patron, quand on a cinq minutes de libres, on pense aux rendez-vous du lendemain, à ses collaborateurs, à ses clients, à une idée innovan-te… C’est un réflexe.
La pleine conscience permet de mieux ressentir les moments de plaisir et de bien-être nécessaires à son équilibre. Il faut distinguer le «faire» et l’«être». Un chef d’entreprise a tendance à être toujours dans l’action. Or, quand on oublie d’être, le corps nous rappelle à l’ordre.
Y avait-il des signes avant-coureurs?
Avec le recul, oui. Je faisais du sport, c’était mon bol d’air. Mais ce n’était pas suffisant. Depuis deux ans, j’avais des problèmes musculaires. J’ai eu aussi deux accidents de vélo et j’avais des vertiges. Je me trouvais aussi souvent dans un état de fatigue assez marqué. Pris individuellement, ce sont des choses qui arrivent à tout le monde. Quand ça s’additionne, ce sont des alertes. Mais on ne se donne pas le temps d’y attacher de l’importance.
On dit que le patron n’a pas le temps d’être malade. D’accord?
Dans les faits, c’est ça. Quand on a un coup de pompe, on n’a pas le temps d’être fatigué. Si on attrape une grippe, on se shoote aux médicaments. Si on a un bobo, on se fait faire une injection de cortisone et on est de retour au travail. La gestion d’une entreprise est quelque chose d’extrêmement stimulant. Mais, à quelque part, le patron est victime de sa motivation, de son caractère méticuleux et consciencieux. Il se culpabilise de ne pas penser au maximum à son entreprise ou d’être en convalescence. Il ne se donne pas souvent le droit de s’arrêter.
L’autre ennemi du patron, c’est la solitude. En avez-vous souffert?
Oui. Une des caractéristiques du chef d’entreprise, c’est une part d’individualisme, ça se retourne contre lui. Il a aussi de la peine à trouver quelqu’un à qui confier ses problèmes. Envers ses collaborateurs et ses clients, il doit inspirer confiance. Il reste la famille. Mais on n’a pas envie de la noyer avec l’environnement du travail qui est déjà très présent à la maison.
Dans les petites structures, la santé de l’entrepreneur influence intimement celle de l’entreprise. Comment avez-vous géré cela?
J’ai eu la chance d’être très bien entouré. Ma femme a pris le relais et est allée discuter avec mes collaborateurs. Deux techniciens et un chef d’atelier ont assuré la conduite de la société. Je n’ai réintégré l’entreprise que très progressivement. Ce n’est qu’après les vacances de cet été que j’ai repris mon travail de façon plus suivie.
Avez-vous changé votre fonctionnement au quotidien?
La délégation des tâches est un point important. Mais c’est parfois difficile dans les petites entreprises avec un patron multi-casquettes: il gère les comman-des, les ressources humaines, la comptabilité. Après, ça passe par de petites choses. Avant, je lisais tous les e-mails adressés à l’entreprise et je les réadressais à la personne concernée. Aujourd’hui, c’est ma secrétaire qui le fait.
Autrement, j’ai coupé toutes les alarmes qui ne sont pas indispensables: les alertes des mails, des SMS… Pouvoir rester concentré sur ses tâches est important. Tout comme d’être à l’écoute de soi et de ce que l’on vit.
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Beaucoup d’entrepreneurs à la limite
Les patrons sont préoccupés. Une conférence sur la santé des entrepreneurs a réuni hier 130 dirigeants de PME chez Sottas SA, à Bulle. Dans ce cadre, le professeur Mathias Rossi (photo), de la Haute Ecole de gestion de Fribourg, a livré les premiers résultats de l’observatoire créé en début d’année.
Comment fonctionne cet observatoire sur la santé des chefs d’entreprise?
Mathias Rossi. Nous suivons une centaine d’entrepreneurs indépendants. Il s’agit avant tout de petits patrons: des artisans, des commerçants, des consultants, essentiellement du canton de Fribourg et de l’arc lémanique. Nous les suivons régulièrement dans l’année, par des interviews. On les questionne sur leur santé, la marche de leur entreprise, leurs conditions de travail. L’objectif est d’avoir des données sur une population qu’on connaît mal et de proposer des outils de prévention. C’est un enjeu de santé publique, mais aussi économique. La santé des petites entreprises est liée à la santé de leurs patrons. Or, en Suisse, c’est la majorité des sociétés.
Comment se portent «vos» patrons?
Globalement, ils sont en bonne santé. Ou du moins, ils se disent en bonne santé. Cela fait partie de l’image de leader qu’un patron doit donner de lui. Mais quand on regarde dans le détail, on se rend compte que beaucoup sont à la limite et ne sont pas très loin de l’explosion.
Pourquoi?
Beaucoup ont la tête dans le guidon. L’hypothèse était que cette population n’a pas le temps de prendre du temps pour elle. Cela se vérifie: peu adoptent des comportements préventifs. La plupart font peu attention à leur alimentation et près de deux tiers de notre échantillon reconnaissent qu’ils ne font pas assez d’activité physique. Les patrons semblent aussi avoir davantage recours à l’automédication et à la pharmacie que les employés. Ils seraient peu suivis par un médecin.
Qu’avez-vous découvert de préoccupant?
Le sommeil. Dans notre échantillon, une moitié de chefs d’entreprise disent bien dormir, mais pas suffisamment. Ils se sentent fatigués en se réveillant. De même, 10% prennent tous les soirs des médicaments pour dormir. Les indépendants ont clairement tendance à rogner sur leurs heures de sommeil pour être performants. Or, un état d’épuisement n’amène pas à prendre les bonnes décisions.
Que ressort-il d’autre des entretiens que vous menez?
La solitude est pesante. On pourrait se dire qu’avoir du personnel a un effet compensatoire, mais ce n’est pas le cas. Par ailleurs, les conditions de travail se dégradent. L’incertitude et la difficulté à planifier amènent du stress. Les commandes rentrent, mais de plus en plus à court terme. La pression de la
bureaucratie – fondée ou non – est aus-si soulignée par beaucoup. Les patrons ont l’impression de consacrer beaucoup de temps à ce qui n’est pas leur métier. TG
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