PAR ANGELIQUE RIME
«Il est difficile d’imaginer que des secteurs économiques survivent par l’exploitation de certaines personnes.» Secrétaire régional d’Unia, Armand Jaquier milite logiquement en faveur de l’initiative «Pour la protection de salaires équitables». Le texte demande l’introduction d’une rémunération minimale de 22 fr. l’heure, soit 4000 francs par mois. Un montant qui permet de vivre «décemment». «Dans le canton, quelque 11000 personnes seraient concernées, principalement dans le secteur tertiaire (vente, hôtellerie, nettoyage), l’industrie manufacturière et quelques branches de l’artisanat (par exemple, le paysagisme).»
D’entrée, le syndicaliste balaie un des principaux arguments des opposants: les possibles pertes d’emploi. «Dans plusieurs branches, il y a déjà eu des augmentations salariales importantes, sans pour autant qu’il y ait de licenciements en masse. Nous n’avons pas vu d’effondrement de l’emploi.»
Si les Suisses glissent un oui dans l’urne le 18 mai prochain, Hervé Aubert, patron du magasin de fleurs Asclépiade, à Bulle, annonce pourtant qu’il devra licencier une de ses employées. «Ce serait franchement dommage que je perde quelqu’un de précieux. En augmentant les bas salaires, les rémunérations plus élevées devraient, en conséquence, aussi l’être. Mais une masse salariale n’est pas extensible à l’infini!»
Pour le fleuriste, qui possède également une enseigne à Neuchâtel, il faut creuser du côté du coût de la vie. Faux rétorque Armand Jaquier: «La déflation n’est pas une réponse économique qui tient la route. Elle se fera aux dépens des bas salaires.»
«Les CCT sont la solution»
Directeur de Produits Epagny SA, Peter Gerber explique lui aussi que, selon le résultat de la votation, la direction va réfléchir «à une diminution des effectifs et des activités». En cas de oui, environ 10% des 70 collaborateurs annuels de l’entreprise bénéficieraient d’une augmentation de leur revenu. «Dans notre branche, les recommandations salariales du canton de Fribourg pour un employé non qualifié sont de 3000 francs par mois lors de l’engagement et après le temps d’essai, il y a des adaptations entre 100 et 200 francs.» Le patron évoque encore le fait qu’une personne qui sort de l’école toucherait un salaire égal à celui d’un employé avec expérience. «Ce n’est pas juste.»
Pour Patrick Boschung, président du conseil d’administration de Bultech, à Bulle, l’initiative n’est pas la bonne solution: «Un salaire minimal ne doit pas être inscrit dans la loi. Cette question doit se régler soit par une convention collective de travail (CCT), soit par une prise de conscience du patronat.» Reste qu’en cas de oui, rien ne changerait pour l’entreprise: «Tous nos employés ont un salaire minimal de 4000 francs sur douze mois (42 heures par semaine).»
Manque de reconnaissance
Plusieurs dirigeants de la région mettent également en avant l’argument de la formation: «Si tous les employés touchaient un salaire de 4000 francs, beaucoup de jeunes renonceraient à entreprendre une formation», pense Pierrette Papaux, patronne du magasin Perrinjaquet Fleurs, à Bulle. Et d’ajouter: «Mon salaire est supérieur à 4000 francs, mais de peu! En ce qui concerne mes employés, j’essaie de suivre les recommandations salariales, mais je ne paierais jamais 4000 francs quelqu’un qui vient de finir son apprentissage. Je ne m’en sortirais pas et j’estime qu’elle a encore des choses à apprendre.»
Armand Jaquier dit comprendre les inquiétudes de certains «petits patrons», mais évoque les tractations en cours pour contrer leurs arguments: «Dans le milieu de la coiffure, une CCT est en cours d’élaboration. D’ici à quelques années, le salaire fixé par ce contrat sera le même que celui revendiqué par l’initiative.»
Pour le syndicaliste, une hausse des salaires serait absorbée grâce à une «meilleure reconnaissance de certains emplois par la société. Pour qu’elle accepte de payer des prix un peu plus élevés pour certains services.»
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«Des comptes et pas trop d’excès»
Etaler sa fiche de salaire sur la place publique n’est pas chose facile. Surtout quand le montant inscrit ne dépasse pas 4000 francs par mois. «Il existe une pression sociale, commente Armand Jaquier, secrétaire régional d’Unia. On entend souvent: “Sois content, tu as du travail. Et si tu n’es pas content, il y en a d’autres pour te remplacer.”» Trouver des témoignages de salariés concernés par de basses rémunérations est d’ailleurs difficile. «Je peux dire que pour les personnes concernées, deux cents ou trois cents francs de plus par mois, lorsque le 15, vous ne savez pas comment vous aller remplir votre frigo, ça compte beaucoup. Même 50 francs», rapporte le syndicaliste.
Employée chez Perrinjaquet Fleurs, à Bulle, Alice Yersin, 30 ans, gagne 4000 francs par mois. A la fin de son apprentissage, une fleuriste peut espérer toucher 3380 francs. «Mais j’ai dix ans d’expérience dans le métier, ajoute rapidement la jeune femme. Même avec 4000 francs, on fait bien des comptes et pas trop d’excès. Toutefois, je ne changerais de métier pour rien au monde.» Alice Yersin est pourtant contre l’initiative visant l’introduction d’un salaire minimal. «Je me rends compte que ma cheffe ne peut pas me payer davantage. Si je travaillais dans une multinationale, ma position serait certainement différente...»
Même son de cloche pour cette patronne d’un salon de coiffure bullois, qui préfère rester anonyme: «Si on n’est pas d’accord de gagner 3400 francs par mois, il ne faut pas devenir coiffeuse. Lorsqu’on se lance là-dedans, on le sait. C’est parfois dur, mais je ne me vois pas faire autre chose.» AR
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