PAR JEAN GODEL
La première Commission d’enquête parlementaire (CEP) du canton, présidée par le député socialiste bullois Raoul Girard, a rendu hier ses conclusions sur les dépassements de crédit du pont de la Poya. Remarque préliminaire: la CEP relève que tout le monde a travaillé «en bonne conscience». En fait, plus que les aspects financiers eux-mêmes, qui ne révèlent rien de scandaleux, le rapport final met en lumière une organisation «lacunaire et inadaptée» du projet et met en cause le leadership du Conseil d’Etat.
Pas de dépassement de crédit hors normes, donc: certes, des 120 millions votés par le peuple en 2006, on en est aujourd’hui à 211 mio. Entre deux, de nombreux changements sont intervenus, dont l’enfouissement du carrefour de Saint-Léonard. Surcoût: 28 mio. S’ajoutent une marge de 20%, le renchérissement et la TVA, ce qui fait 195,5 mio. Soit un dépassement au sens strict de
15,5 mio (10,5%) jugé «tolérable». Alors, où est le problème? «C’est cette question du plus ou moins 20% de marge», a résumé hier Raoul Girard: personne n’en savait rien au moment de voter.
Délais très courts
Deux causes à la majorité des problèmes, relève la CEP. D’abord, les délais très courts imposés par la Confédération: pour profiter de ses subventions à hauteur de 50%, il fallait impérativement commencer les travaux avant la fin 2008. Or cette pression a été «mal gérée».
La demande de crédit de 2006 a ainsi été «bâclée», car réalisée sur la base d’un avant-projet (marge tolérée de 20%) et non d’un projet définitif (10%). Qui plus est, le Grand Conseil, puis le peuple n’ont pas voté en toute connaissance de cause: L’information que l’estimation des coûts était basée sur un simple avant-projet «n’a pas été communiquée par le Conseil d’Etat», écrit la CEP. D’où cette impression qu’on a «caché la vérité sur les coûts réels». La CEP parle «d’absence de transparence» et de «manquement du Conseil d’Etat».
Rebelote en 2010 avec le crédit complémentaire pour le carrefour Saint-Léonard, lui aussi basé sur un avant-projet, alors que le Parlement était «persuadé qu’il se basait sur un projet définitif». C’est, qu’entre-temps, les recommandations de l’Inspection des finances avaient été des plus claires à ce sujet. Le Conseil d’Etat «n’a pas gommé les erreurs initiales», constate la CEP. «Il a fauté quand il nous a présenté un projet comme définitif alors qu’il ne l’était pas», a ajouté Raoul Girard en conférence de presse.
Ces dossiers inaboutis ont logiquement donné lieu à des modifications et affinages successifs qui ont fait grimper les coûts. L’estimation de l’aménagement de la route de Morat a ainsi varié, selon les projets, de 8 à 25 mio…
Mauvaise organisation
Deuxième problème majeur: une organisation jugée longtemps «insuffisante, pour ne pas dire catastrophique», notamment durant la période cruciale de chiffrage du projet. Ainsi, à côté d’une sous-dotation chronique en personnel, le chef de projet ne se consacrait pas à 100% au pont de la Poya, mais assumait en même temps la direction du projet de la H189. L’année 2007 a été particulièrement critique, avec les départs successifs de l’ancien ingénieur cantonal et du chef de projet de la H189 et du pont de la Poya.
Christophe Bressoud a pris le relais, conduisant à son tour les deux projets de front durant un certain temps. Une réorganisation n’a eu lieu qu’à la mi-2008, alors que les travaux étaient bien avancés.
Pire: ils avaient débuté alors même que les ingénieurs étaient encore dans le brouillard sur bien des points. Relayé par André Magnin, nouvel ingénieur cantonal, Christophe Bressoud a demandé en 2009 un gel des travaux durant six mois pour permettre de rattraper le retard de planification. Un signal d’alarme rejeté par le comité de pilotage. Enfin, du personnel en suffisance aurait permis d’affiner le projet et d’obtenir plus de subventions de la Confédération (la CEP estime ce surplus manqué à 24,5 mio).
Pour le reste, les surprises géologiques souvent invoquées n’en étaient pas, estime la commission: la situation délicate du secteur était connue et les sondages suffisants. Du coup, les enquêteurs s’étonnent qu’aucune réserve financière suffisante n’ait été prévue à cet effet. Leurs recommandations reprennent tous ces griefs. Au niveau politique, la CEP suggère au Grand Conseil d’envisager la séparation de la commission de finance et de gestion, surchargée, en deux entités différentes.
Enfin, elle réclame plus de stabilité à la tête de la DAEC, département qui a vu cinq directeurs depuis 1995. Raoul Girard en fait une «priorité» pour assurer la maîtrise de tels dossiers. Il en veut pour preuve que Beat Vonlanthen n’y a fait qu’un saut de deux ans, lors de la phase cruciale d’estimation des coûts, entre 2004 et 2006. Jacques Vial, membre PDC de la CEP, a défendu hier son conseiller d’Etat, chargé de présenter la facture à Berne: «Malgré des chiffres lacunaires, il a eu le courage politique de le faire. A moins que ce soit de l’inconscience, c’est une question de vocabulaire.»
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Mesures déjà appliquées
Attaqué, le Conseil d’Etat prend acte, mais se justifie en publiant un communiqué de presse accompagné de son rapport au Grand Conseil sur le document final de la CEP. Histoire de relativiser la charge en soulignant que, pour l’essentiel, les problèmes relevés par la CEP l’avaient déjà été en 2008 par l’Inspection des finances.
D’abord, le Gouvernement se plaît à relever qu’il s’agit bien d’une sous-estimation des coûts, et non de surcoûts. La cause est connue: les délais serrés imposés par la Confédération. Sur le fond, il n’accepte pas les critiques sur l’organisation du projet jugée «insuffisante pour ne pas dire catastrophique» par la CEP, de même que les accusations d’«incompétence»: certes, la structure initiale n’était «pas adaptée à l’ampleur de la tâche». Mais dès 2008, les corrections nécessaires ont été apportées.
Concernant les problèmes de précision financière des projets soumis au vote, il rappelle qu’en 2010, son message sur le carrefour de Saint-Léonard indiquait déjà une valeur d’imprécision de 15%. Les mêmes mesures d’affinage des dossiers ont été appliquées pour la traversée de Bellegarde ou le contournement de Guin. Elles font partie d’un plan d’action pour les grands projets de construction mis sur pied dès 2008. En d’autres termes, les recommandations de la CEP sont pour l’essentiel déjà appliquées. Tout au plus le Conseil d’Etat prévoira-t-il une plus grande marge en matière de réserves financières.
Premières réactions politiques
Les partis politiques ont commencé de réagir. L’UDC regrette amèrement que le canton ait raté plus de 25 mio de subventions supplémentaires à cause de l’imprécision de ses estimations. Le PDC souligne la qualité de l’analyse et la pertinence des solutions préconisées même s’il souligne qu’elles étaient déjà connues et appliquées. Le PS enfin dénonce les divergences de vue «incroyables» entre les collègues de parti Beat Vonlanthen et son successeur à la tête de la DAEC Georges Godel au sujet du carrefour de Saint-Léonard, l’une des sources de surcoût. Le PS réclame que la DAEC ne change plus de directeur à chaque législature. jng
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