"La trace" sera projetée cette semaine au Rex, à Fribourg. L’artiste glânois André Sugnaux a incarné le fil rouge de ce documentaire sur la Kolyma, la région sibérienne des goulags.
PAR SOPHIE MURITH
La Trace. Une route sinueuse arrachée à la Sibérie par les condamnés au goulag pour relier entre elles les mines. Aujourd’hui goudronnée, aplanie, redressée, elle ceinture toujours Magadan, capitale de la Kolyma.
Le Glânois André Sugnaux y a emmené une équipe de tournage à la rencontre de ses habitants, dans une région durablement marquée par son histoire concentrationnaire.
«Les camps ont été fermés, mais le travail dans les mines se poursuit», explique celui qui a joué un rôle de fil rouge dans le documentaire. Le goulag raconté par Chalamov, Guinzbourg ou Soljenitsyne continue de vivre dans les mémoires. Les activités des zeks, les condamnés par l’art. 58, ont été reprises et industrialisées par les anciens prisonniers, puis par les civils au profit de l’Etat.
Dans ce road-movie, projeté jeudi au Rex, à Fribourg, en sa présence, l’artiste de 71 ans va à la rencontre des déportés, des gardiens de camps et des anonymes qui luttent contre l’oubli.
Souvent, les anciens prisonniers sont restés sur le lieu de leur détention arbitraire. «L’étiquette d’ennemi du peuple leur colle à la peau. Impossible de rentrer chez eux.» Ils ont construit leur baraque à côté des camps désaffectés. Aujourd’hui, ils perçoivent une petite pension leur permettant de survivre.
Ce périple confronte aussi à une Russie d’aujourd’hui. Car si le plan quinquennal a été abandonné, les mines sont plus que jamais exploitées. Or, argent, uranium, tungstène, plomb, étain. «Les montagnes sont de toutes les couleurs à cause de ses minerais différents, décrit André Sugnaux. Nous avons pu parler avec les femmes, les seules autorisées à travailler l’or. On nous a même laissé toucher des pépites.»
Sans bâton dans les roues
La trace, tournée en 2012, est née de l’envie de Gabriel Tejedor, journaliste passionné par la Russie. «Il est venu tourner un reportage chez moi, à Prez-vers-Siviriez, explique André Sugnaux. Il a été surpris de voir le matériel que j’ai ramené des goulags. Il a voulu que je l’accompagne en Kolyma.»
En tant que membre de l’Union des artistes russes depuis 2003, André Sugnaux reçoit facilement l’autorisation de tourner. «C’est la quatrième fois que je me rendais en Kolyma. Je connais les responsables politiques et de la sécurité.»
Une fois monté, le film a été projeté à Magadan. «Nous avions promis aux témoins de le leur montrer. Certains ont plus de 90 ans.» Dans l’ensemble, André Sugnaux estime que le film a été bien reçu. «Mais un déporté qui dit la vérité, ça peut blesser. Il n’y a pas de parti pris négatif – ni positif d’ailleurs – de notre part. Mais les Russes ne sont pas habitués à la franchise.»
Emu par l’art des goulags
André Sugnaux a mis pour la première fois les pieds en Russie en 1988, pour étudier l’avant-garde russe de l’autre côté du rideau de fer. En plus de l’art conceptuel des artistes de Leningrad (Saint-Pétersbourg), il découvre, dans les ateliers, l’art des goulags. «Comment pouvaient-ils créer sous ce régime de contrainte?» s’interroge-t-il alors.
Il se rend vite compte qu’il s’agit d’une stratégie de survie. Dessiner et écrire, apprendre par cœur ses poèmes pour ne pas perdre la tête, pour supporter la dureté du travail, pour oublier les normes impossibles à tenir. Pour ne pas oublier les prisons de la Loubianka et de la Bourtika, la parodie de procès, le transfert en wagon à bestiaux.
André Sugnaux veut comprendre, il se passionne pour ce travail de mémoire. Les archives ne suffisent pas, il veut voir, sentir. Avec son ami et collègue, le sculpteur Léonid Kolibaba, il se rend, en 2004, au goulag de Vorkouta. Au-delà du 67e parallèle, un monde hostile s’ouvre à lui. L’hiver dure dix mois et l’été les moustiques sont voraces.
En 2012, Léonid décide d’abandonner les recherches par crainte des représailles sur sa fille médecin militaire. «Il n’a jamais subi de menaces, mais il avait peur que cela ne déplaise aux officiers.» Les vieilles peurs sont tenaces.
André Sugnaux continue, lui, à travailler à partir des émotions ressenties, à illustrer les témoignages reçus et surtout à conserver le matériel qu’il trouve sur place à chacun de ses voyages. «Même si je fonctionne à la manière d’un archéologue, je ne suis ni journaliste ni historien. J’ai l’autorisation de photographier les anciens goulags et de conserver les objets que j’y trouve.»
Il ramène ses trouvailles dans ses valises et les entrepose chez lui pour les sauver de la destruction de la nature et des hommes.
André Sugnaux retournera en septembre en Russie. «Ma priorité est de ramener autant de matériel que possible.» A terme, il aimerait trouver un musée pour exposer toutes ces reliques. A Berlin, pourquoi pas.
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