Le nouveau film de Pierre Morath Free to run raconte l’émancipation de la course à pied, depuis les années 1970 à nos jours. Le Genevois rappelle qu’à une époque, seuls les marginaux courraient hors stade, et les femmes étaient interdites de longue distance. Rencontre en marge de sa venue à Bulle, hier à l’occasion de l’avant-première du film.
PAR KARINE ALLEMANN
A la fin des années 1960, les «farfelus du Bronx», comme on les appelait, couraient tous les dimanches matins dans un parc au nord de New York. Vouloir sortir des stades était une drôle d’idée et, avec leurs cheveux longs et leurs rouflaquettes, ils étaient des marginaux qui auraient tout aussi bien pu avoir été filmés à Wookstock. Les femmes, elles, étaient carrément interdites de course de longue distance. «Parce qu’une femme qui court, c’est laid», argumentaient médecins et organisateurs de l’époque.
C’est l’histoire de leur émancipation que raconte Pierre Morath dans son nouveau film, Free to run. Le réalisateur a pris sept ans pour réunir des milliers d’heures d’archives et partir à la rencontre de ces révolutionnaires en short et baskets, poussés par le même vent de liberté qui soufflait sur toute la société seventies. Ancien coureur lui-même, entraîneur, historien du sport et cinéaste, le Genevois de 46 ans avait déjà obtenu plusieurs prix avec son excellent Les règles du jeu, en 2005, réalisé dans les coulisses du Genève-Servette HC.
Comment est née l’envie de traiter de ce sujet, et d’en faire ce film-là?
En 2002, j’ai effectué de nombreuses recherches pour la réalisation d’un livre sur la Course de l’Escalade. J’ai ainsi été confronté à l’histoire de ces pionniers de la course libre. A ce moment-là, je m’étais dit que si je pouvais mettre la main sur des archives, cela pourrait faire un film extraordinaire. Par la suite, je suis devenu cinéaste, j’ai réalisé d’autres films, mais j’ai toujours gardé en tête ces personnages, cette dramaturgie, et aussi le fait que ces événements étaient finalement peu connus du grand public.
Les archives sont extrêmement riches et d’une telle pertinence qu’on croirait presque à de la fiction. Quel travail de regroupement cela a-t-il nécessité?
Un processus extrêmement coûteux en terme de budget a été mis en place avec des archivistes professionnels. J’avais mon histoire en tête, je leur ai demandé de chercher dans cette direction. Ils m’ont rapporté environ 6000 heures d’images, que nous avons entièrement visionnées avec mon monteur. En tout, la construction du film a duré sept ans.
Certaines images sont incroyables, comme la scène où Kathrine Switzer, la première femme à avoir participé au Marathon de Boston en 1967, est molestée par le directeur de course qui veut la stopper...
En effet, nous sommes tombés sur des perles parfois insoupçonnées, comme celles-là. Nous savions que les images de Kathrine Switzer existaient, et qu’il y avait des photos de l’organisateur en train d’essayer de la retenir. Mais personne n’était tombé sur les images du copain de Switzer qui éjecte le boss du marathon. Elles étaient pourtant dans les archives de la chaîne ABC, d’où elles n’avaient jamais été sorties. Nous avons eu le même sentiment qu’un archéologue qui ouvre pour la première fois le tombeau de Toutankhamon.
En plus d’être historiquement parlantes, ces images sont aussi esthétiques et donnent une couleur très seventies au film.
C’est vrai qu’elles ont quelque chose de magique. Les archives des années 1970 ont été tournées en Super 8 ou en Super 16 et gardent beaucoup de chaleur dans leurs couleurs. Ce qui donne un côté nostalgique, mais aussi gai et extrêmement frais. Un étalonneur a passé presque deux mois à retravailler le grain et les couleurs, pour qu’au final l’effet visuel soit très puissant.
Jusqu’aux JO de 1984 et le premier marathon féminin de Los Angeles, les femmes étaient interdites de courses longue distance. Ce côté vieux jeu misogyne était-il propre à l’athlétisme ou au sport en général?
Il était un peu généralisé, mais particulièrement présent dans les sports d’endurance, qui s’accompagnaient d’une image très violente. La médecine du sport en était à ses balbutiements. On était plus dans la croyance sociologique liée aux mentalités de l’époque que dans la science. Dans les années 1970, la course à pied était un sport émergeant et cela faisait un peu peur. Et puis, la distance du marathon était liée à une image de souffrance, de rictus, quelque chose de globalement très violent. Et donc proscrit pour les femmes.
A propos de la victoire de Frank Shorter au marathon des JO de Munich en 1976, un des intervenants dit que par son style aérien et gracieux, l’Américain avait rendu la course à pied poétique, alors que jusque-là elle n’était que souffrance. C’est un peu votre démarche, non? Rendre la course à pied poétique…
Dans tout ce que je fais, il y a quelque chose qui s’apparente à une quête. Une quête du sens, de la vie, de l’évolution de la vie… Peu de chose permet d’atteindre cet état un peu mystique. Il y a la foi, pour ceux qui la vivent, l’art, pour les personnes qui vibrent à travers la création, et la sexualité, qui peut s’approcher d’une sorte de transe qui touche à l’intime et à l’inconnu. Pour moi, le sport d’endurance permet lui aussi de toucher à cet état. Alors, quand le cinéma cherche à faire ce lien entre sport et sensation, à faire ressentir des émotions au public en le remuant, en le questionnant, je pense en effet qu’il y a quelque chose de poétique.
Il y a énormément d’émotion tout au long de votre film. Etait-ce votre envie de départ, ou cela s’est-il imposé à vous au fil de la construction?
Dès que j’ai eu envie de faire ce film, je sentais qu’il y avait un fort potentiel émotionnel. Après, c’est une question de construction scénaristique, de dramaturgie, de manière dont on présente les personnages pour les amener à ces pics d’émotion. Par exemple quand Joan Benoit devient la première femme à remporter un marathon, aux JO de Los Angeles en 1984: l’image de sa sortie du tunnel pour entrer dans le stade et la clameur du public à ce moment-là se suffisent à elles-mêmes. C’est ce qu’avait ressenti le commentateur de l’époque, qui avait fait signe à ses consultants de se taire, pour que «le public prenne ce moment». Les 300 derniers mètres de Joan Benoit représentent toute l’histoire que l’on vient de raconter.
Free to run, en salle dès le mercredi 24 février
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Une épopée et des héros
Le film se termine comme il avait commencé: une femme et un homme courent dans une forêt à la beauté presque surnaturelle. Sorte de paradis perdu ou à retrouver. Ces images viennent clore une série de portraits bluffant, touchants ou étonnants, réalisés par Pierre Morath.
La classieuse Kathrine Switzer, première femme à avoir participé au Marathon de Boston, en 1967. Au-delà de la haine qu’elle a suscitée à l’époque, on apprend qu’elle a été invitée par le rédacteur en chef de l’ancienne revue Spiridon à participer à Morat-Fribourg, où là aussi les femmes ont été interdites jusqu’en 1977. Kathrine Switzer accepte de venir en Suisse, ce drôle de pays où «les femmes n’avaient même pas le droit de vote.»
Le jouisseur Fred Lebow, cofondateur du Marathon de New York, qui y prendra part en tant que coureur pour la première fois à l’âge de 60 ans, alors qu’il se bat contre un cancer.
Le rebelle Steve Prefontaine, star de l’athlétisme américain et grand revendicateur face à l’establishment de la rétrograde fédération d’athlétisme. Avec sa gueule d’ange, son look de loubard et «sa férocité» dans la course, Steve Prefontaine devait remporter une médaille d’or aux JO de 1976. Mais il mourra dans un accident de voiture à l’âge de 24 ans.
Un peu épique et sublimée, certes, c’est une épopée menée par des héros que raconte le réalisateur genevois. La limite entre le pathos et la juste émotion est parfois ténue et il serait tentant de passer du mauvais côté. Mais avec sa fine connaissance du sujet, ses talents de cinéaste et son regard d’historien, Pierre Morath maîtrise parfaitement son propos et les quelques moments de retenue ne le rendent que plus fort. KA
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Quand NY comptait ses morts...
Free to run évoque notamment le scandale du Marathon de New York 2012: dans un premier temps, le maire de la ville avait décidé de maintenir la course, alors que des maisons étaient dévastées par l’ouragan Sandy et que la police n’avait pas terminé d’évacuer les morts. Face à la pression populaire, la course avait été annulée au dernier moment. «Pour moi, il aurait été inconcevable de ne pas évoquer les dérives commerciales de la course à pied, relève le réalisateur Pierre Morath. Car il y avait dans cette révolution des années 1970 quelque chose de frais, de spontané, de rebelle et d’authentique. Elle a fini par être récupérée par les pouvoirs de l’argent. Au point que les véritables pionniers de la course à pied, voire les martyrs pour certains, ont décidé de se retirer du jeu.»
C’est au cours de ses nombreuses interviews que l’idée lui est apparue incontournable: «Je ne savais pas trop comment traiter cet aspect. Puis des gens m’ont parlé de cette année 2012. Sans juger l’une ou l’autre décision, je me suis rendu compte que c’était la métaphore idéale. La course à pied était devenue trop importante, on en oubliait ses valeurs. Surtout, on avait oublié qu’elle concernait surtout une frange de la société plutôt aisée et favorisée. Cet ouragan Sandy cristallisait finalement tout ce que je voulais dire sur la révolution du running aujourd’hui.» KA
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