D’importantes fissures sont apparues sur quelques bâtiments anciens du centre-ville. La nature du sous-sol – un marécage remblayé – expliquerait en partie ce phénomène. Si les constructions récentes sont conçues pour y parer, les plus anciennes doivent parfois être renforcées.
PAR JEAN GODEL
Le centre de Bulle serait-il la petite Venise insoupçonnée de la Gruyère? Pas de risque, bien sûr, de voir des canaux remplacer les rues – où garerait-on les voitures? Mais peu de Bullois savent que certains bâtiments du haut de la rue de la Lécheretta, de l’avenue de la Gare et de la rue de la Sionge sont bâtis sur pilotis. Certains dès leur construction, comme le cinéma Prado ou l’Hôtel de Ville (bâti, lui, sur des caissons de renforcement en chêne), d’autres en ont été équipés lors de rénovations.
Ainsi, il y a une dizaine d’années, les fondations de la pharmacie Dubas ont dû être renforcées. Ce qui a mis la puce à l’oreille des ingénieurs? L’apparition de fissures sur la façade. Durant les travaux, ils ont aussi constaté un affaissement de certaines canalisations. «En sous-sol, la partie inférieure de certains murs porteurs s’enfonçait et se désolidarisait du reste en créant une fissure de un à deux centimètres», raconte Christian Chassot, propriétaire de la bâtisse qui, au début du XIXe siècle, abritait l’ancien hôpital régional.
Depuis, des micropieux ont été installés – des barres métalliques enrobées de ciment injecté qui vont chercher des appuis solides à parfois dix ou quinze mètres de profondeur. Ils ont aussi l’avantage de stabiliser, au moins en partie, le terrain environnant.
Maison démolie
Les professionnels du bâtiment le savent bien, et depuis longtemps: la zone est assez instable. Et continue de l’être. Ainsi, une importante fissure s’est-elle récemment formée à la jonction des immeubles de la rue de la Gare 4 et du restaurant Le Gruyérien. Il y a quelques années, à l’arrière d’un bâtiment de la Grand-Rue donnant également sur la rue de la Sionge, le sous-dallage s’était affaissé d’une bonne vingtaine de centimètres. Ce genre de problèmes a aussi été rencontré lors de la transformation des bâtiments de l’UBS et du Café de la Gare.
Mais l’exemple le plus marquant avait concerné, au début des années 2000, la boucherie Hoeltschi, en haut de la rue de la Sionge, à l’angle du parking. Une vieille bâtisse si chahutée par l’instabilité du terrain qu’il avait fallu la consolider par des étais en bois avant de la démolir. Un immeuble construit avec les techniques modernes la remplace désormais.
La crapaudière en cause
Difficile de déterminer avec précision les causes de tels affaissements, mais l’ingénieur de ville Jean Hohl se souvient bien du dossier. Avant la construction de ce quartier, raconte-t-il, il y avait, entre les rues de la Sionge et de la Lécheretta actuelles, un marécage. Une crapaudière même – qui a d’ailleurs donné aux Bullois leur surnom de crapauds. La ville croissant, cette crapaudière a été remblayée avec les techniques de l’époque. Résultat: aujourd’hui, le mur du fond du parking de la Sionge présente d’importantes fissures.
Plusieurs phénomènes complexes peuvent expliquer ces variations: imperméabilisation des sols, drainages, variations naturelles de la nappe phréatique, très proche de la surface à cet endroit. Ainsi, dans certains sous-sols de la zone, des pompes ont été installées pour les cas de remontée d’eau.
Respiration de la terre
Au début des années 2000, un inclinomètre avait été fixé durant cinq ans sur la façade arrière de l’Hôtel de Ville, en face de la boucherie Hoeltschi, se souvient Jean Hohl: «A chaque période de sécheresse, le mur s’inclinait de quelques millimètres. Puis il se remettait d’aplomb quand le temps était humide. C’est comme la respiration naturelle de la terre.»
Faut-il dès lors craindre pour la stabilité des plus anciens immeubles du centre de Bulle? Car si le chêne des caissons sur lesquels certains reposent, comme l’UBS et l’Hôtel de Ville, se conserve très bien tant qu’il est immergé, il pourrit sitôt au contact de l’air. Or, si le terrain s’assèche…
«Tant qu’on n’intervient pas sur les bâtiments, il n’y a pas de risque particulier», assure Paul Ducret, directeur de la Société de construction JD S.A., à Bulle, qui avait effectué les travaux à la pharmacie Dubas. «Mais en cas de rénovation, il faudrait réaliser une étude sur la stabilité de l’ensemble.»
Jean Hohl confirme: «Les acteurs de la technique sont aujourd’hui plus attentifs au phénomène.» Il n’est ainsi plus possible de drainer ni de construire trop profondément dans la nappe phréatique. C’est déjà ça.
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«Le sous-sol bullois n’a rien de particulier»
Le léger retard pris dans le dossier du PAD de la nouvelle gare de Bulle, récemment mis à l’enquête? Il est dû notamment à la présence, dans le secteur, d’une nappe phréatique proche de la surface, et aux études complémentaires qu’elle a occasionnées. Ayant travaillé sur ce dossier, mais aussi sur le chantier de Bulle Centre, au bas de la rue de la Sionge, Eric Di Gioia, hydrogéologue chez CSD Ingénieurs à Fribourg, connaît bien le «gâteau» multicouches qui forme ici le sous-sol bullois.
De haut en bas (donc du plus récent au plus ancien), on trouve une couche d’alluvions de la plaine deltaïque de la Trême dont le cours, il y a quelques milliers d’années, changeait régulièrement à la faveur d’inondations. Ce sont des sables limoneux et parfois graveleux, donc à la perméabilité variable. Localement, des dépôts palustres (marécageux) tourbeux ont été découverts. En dessous, se tapit la moraine de l’ancien glacier de la Sarine. Lequel, au passage, se confrontait à celui du Rhône dans le sud du canton, suivant une frontière fluctuante. Cette moraine est très peu perméable.
Encore plus profondément s’étalent des sédiments fluvio-glaciaires: «A l’avant des glaciers, illustre Eric Di Gioia, les torrents charriaient beaucoup de matériels très hétéroclites.» On est là en présence d’une couche assez perméable. Pour autant – ce serait trop simple – d’anciens lacs glaciaires tapis d’argile fine (donc étanches) se trouvaient aussi sur les côtés.
Résultat? Sous la gare de Bulle, assure Eric Di Gioia, on retrouve, à vingt mètres de distance et à la même profondeur, des sédiments assez perméables (les fluvio-glaciaires) et d’autres quasiment étanches (les glacio-lacustres). Et la nappe phréatique dans tout cela? «Il y en a deux, séparées par la moraine glacière.» Eric Di Gioia assure pourtant que ce schéma est classique dans le canton: «Géologiquement, le sous-sol bullois n’a rien de particulier.»
Le centre baigne dans l’eau
Dans de telles conditions, construire n’est pas aisé. «La majorité des bâtiments neufs du centre de Bulle baignent dans l’eau dès trois ou quatre mètres en sous-sol», explique Eric Di Gioia. «Mais on sait étanchéifier, c’est de la routine. On peut construire sur tous les terrains, même de mauvaise qualité. Il faut juste s’adapter aux conditions locales.» Ce qui est aujourd’hui aisé avec les différentes qualités de béton, l’était moins lorsque l’on construisait en moellons: là, l’eau s’infiltre.
Et ces maisons qui se fissurent, comment l’expliquer? «Cela peut être lié à tellement de phénomènes», prévient le spécialiste: le mode de construction ancien, pas toujours adéquat; les variations de la nappe phréatique («si le bâtiment est bien construit, cela n’a aucun effet»); l’assèchement des niveaux marécageux à force d’urbanisation (l’imperméabilisation des sols, mais aussi, lors de chaque chantier, d’infimes changements des conditions hydrogéologiques causés par les drainages périphériques des constructions).
Il se pourrait même que la présence, dans le sous-sol de la zone, d’un embranchement de l’ancien canal des Usiniers de la rive droite de la Trême (celui qui passe toujours sous la place du Tilleul, puis file vers l’église avant de rejoindre l’Ondine) ait sa part dans cette affaire, aussi infime soit-elle, en raison de la présence de sables résiduels. Même si Eric Di Gioia ne voit pas vraiment en quoi cela ferait bouger le sous-sol à ce point. JnG
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