Un siècle de cinéma au Lux

| sam, 27. aoû. 2016

Cet automne, Ebullition fête ses 25 ans et les 100 ans de sa salle, qui fut jusqu’en 1988 le cinéma Lux. Retour sur l’arrivée du 7e art en Gruyère avec Kirthana Wickramasingam et Charles Grandjean, deux membres de Cinébullition, devenus incollables sur le sujet.

PAR CHRISTOPHE DUTOIT

L’histoire du ciné­ma en Gruyère débute avec l’avènement du XXe siècle. Cinq ans après le dépôt du brevet du cinématographe par Auguste et Louis Lumière, la première mention d’une projection à Bulle apparaît dans la presse en mai 1900. Durant une semaine, le «théâtre électrique» de Dahlmann-Fassod investit la place des Alpes. Les tarifs vont de 40 centimes à 1 franc*.
«Durant une quinzaine d’années, des forains projettent des films à la place du Marché, à la Promenade, à l’Hôtel des Alpes, à l’Hôtel de Ville, aux Halles», racontent Kirthana Wickramasingam et Charles Grandjean, deux membres de Cinébullition qui ont compilé l’état des recherches en vue de l’exposition Lumière sur les salles obscures, à vernir au Musée gruérien le 16 septembre.
Peu à peu, le cinéma se sédentarise: un projecteur permanent est installé à l’Hôtel Moderne en 1911. Mais des problèmes de sécurité précipitent sa fermeture deux ans plus tard. Un certain Zanetti prend le relais à la Grand-Rue et l’affaire change trois fois de mains en deux ans.


Absinthe en cachette
Entre en scène Marcel Torriani, un Tessinois haut en couleur, propriétaire du Fribourgeois, marbrier de son état et premier détenteur d’un camion en Gruyère (pour l’anecdote). Il flaire la bonne affaire et rachète le matériel de projection qu’il transfère à la rue de Vevey, dans un bâtiment construit en 1898. Le Lux est né et ne bougera plus durant 75 ans. «Torriani est le premier à pérenniser un cinéma fixe à Bulle, expliquent les deux historiens. Au sous-sol de la salle, on y distillait de l’absinthe en cachette, dit-on à l’époque. Mais ça, c’est une autre histoire.
La salle, d’une capacité de 260 places, est orientée différemment: le projecteur se trou-ve derrière la caisse et l’écran fait dos à l’actuel chemin de fer. Le 11 novembre 1916 a lieu la première. A l’affiche: La maison mystérieuse, «un grand drame policier en trois parties», annonce un insert dans Le Fribourgeois, et La Pantomime de la mort et «autres vues comiques et inédites». Deux films dont Cinébullition espère projeter des extraits durant sa saison automnale. Les projections ont lieu en matinée, à 15 h, et en soirée. Le prix des places s’échelonne de 60 centimes à 1 fr. 50, afin de bien respecter les classes sociales…
«Que de litres de lait vont passer dans les caisses de ce nouveau cinéma», écrit quel-ques jours plus tard Le Fribourgeois, l’organe des Conservateurs bullois, peu enclins à ce genre de divertissements. Au contraire, La Gruyère radicale et progressiste adoube cette modernité: «Les scènes d’actualité tirées des événements de la guerre sont rendues avec une netteté réellement merveilleuse. C’est un vrai succès pour l’art cinématographique», écrit-elle le 28 novembre 1916.
Deux ans plus tard, la salle ferme temporairement pour cause de grippe espagnole. En 1922, elle connaît sa première rénovation et gagne son orientation actuelle et son balcon. Le 13 mai, les Bullois y découvrent The kid de Charlie Chaplin, une année après sa première new-yorkaise.
«Au début, les annonces de presse ne citaient pas le nom du réalisateur, explique Charles Grandjean. On vante les films avec des slogans du genre “d’après le célèbre drame de Xavier de Montépin et de Jules Dornay”.» Le public se régale des pitreries de Rigadin, le personnage créé par Charles «Prince» Petitdemange, souvent en compagnie de la célèbre Mistinguett. Certains titres sont parfois si tendrement désuets: Polycarpe fait la cuisine, Patachon et les suffragettes.
En 1921, un second cinéma permanent s’installe à Bulle: le Closeau, exploité par le photographe Simon Glasson, qui vient tout juste d’ouvrir son Photo-Hall. Le fidèle Victor Gremion y joue le projectionniste. A l’arrière-boutique de l’actuel antiquaire de la rue Victor-Tissot («on y trouve encore des traces de tapisserie et le trou pour le projecteur»), il se présente comme «un cinéma vertueux», en opposition à la programmation «légère» du Lux. L’impulsion a été donnée par le curé Gérard Beaud, qui organisait également des projections de «films d’auteur» à la grande salle de Montbovon. «Le cinéma des curés», comme on le caricaturait entre Bullois, périclite et baisse rideau sur une dernière séance en 1926.


Le Majestic de Broc
Le cinéma attire les foules en Gruyère durant ces années 1920. Si bien que l’Hôtel de la Grue, à Broc, ouvre également une salle sous le nom de Majestic. Fribourg n’est pas en reste avec son Royal Biograph aux Grand-Places. A Romont, on joue régulièrement des «représentations cinématographiques» au Casino-Théâtre.
A la mort de Marcel Torriani, son fils Marcel, dit Bino (pour Bambino), reprend l’affaire. Sa fille Marcelle – décidément – épousera plus tard Jean Salafa, qui exploite le Livio à Fribourg. «Le cinéma est né d’une activité de forains et s’est perpétué au sein de dynasties familiales», analyse Kirthana Wickramasingam. Après la Seconde Guerre mondiale, Marcel Torriani fils prend la vice-présidence de l’Association cinématographique suisse romande, qui supervise les exploitants à la manière d’un cartel. Torriani lui demande l’ouverture d’un second cinéma, justifié à ses yeux par la croissance démographique bulloise (déjà) et par l’évolution des mœurs, à la suite de «la bonne relation entre la troupe et la population durant la guerre (!)».
Lancée en 1946, la construction prend du retard, alors que l’exploitant du cinéma de Château-d’Œx espère, lui aussi, ouvrir une salle à Broc. Finalement, le Prado projette son premier film à la fin décembre 1950. Pendant ce temps, le Lux change de mains. Le confiseur Eugène Glasson s’en porte acquéreur en 1946 et délègue sa gestion en 1948 à son fils Charles, père du futur syndic Jean-Paul. Les deux salles cohabitent et se partagent une clientèle avide de 7e art. Les cinémas bullois vivent leur âge d’or.


Des flammes à l’écran
En 1954, le Lux montre des reflets filmés de la Coupe du monde de football, «avec de nombreux passages au ralenti». Quelques mois plus tôt, en décembre 1953, une pellicule s’enflamme et sème la panique dans la salle. «L’opérateur a jeté les bobines en l’air et la cabine a pris feu. On voyait les flammes à l’écran», raconte la caissière Gisèle Brülhart dans La Gruyère en 1988. Le projectionniste s’en tire avec de graves brûlures. Cinq ans plus tard, le Lux s’équipe en cinémascope. «Les gens allaient au cinéma sans savoir quel film était projeté, affirme Charles Grandjean. Certains réservaient toujours leur numéro de place fétiche.»
Eddie Constantine, les westerns de John Wayne, Le gendarme de Saint-Tropez (interdit aux moins de 16 ans en 1964!) ou Emmanuelle (20 ans révolus!) font les beaux jours des salles obscures.
Rafraîchi à plusieurs reprises (1941, 1967) et exploité durant quelques années par Charly Brülhart et son épouse Gisèle, le Lux est repris, en 1983, par la famille Salafa, propriétaire du Prado et des salles fribourgeoises. Malheureusement, la fréquentation s’étiole face à l’arrivée des cassettes vidéo et, le 19 juin 1988, le mot «fin» apparaît pour la dernière fois à l’écran, au terme d’une projection spéciale d’E.T. l’extraterrestre de Steven Spielberg.
La salle change de propriétaire à plusieurs reprises et reste fermée durant trois ans. Les spéculateurs espèrent démolir le quartier ou, tout au moins, transformer le cinéma en espace commercial. «Durant cette période, tous les objets appartenant au Lux ont été perdus», se désolent Charles Grand-jean et Kirthana Wickramasingam. Pour l’exposition, on aurait aimé montrer les casquettes que portaient les placeurs, des tickets prétaxés de la commune…»
Trois quarts de siècle après son ouverture, le Lux est repris à l’automne 1991 par une bande de jeunes Bullois qui désirent œuvrer à une culture pour les jeunes. En vitrine, Einstein tire la langue. Au fronton, un nouveau nom: Ebullition.


* lire l’article de François Blanc dans La Gruyère dans le miroir de son patrimoine, Alphil, 2011
** Michel Charrière et David Colin, Abrégé des débuts du cinéma à Fribourg, Pro Fribourg, 2010
www.100lux.ch

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