Par Angélique Rime
Des champs à perte de vue, au milieu desquels se dressent parfois des silos. A Sainte-Brigitte-des-Saults, il n’y a pas l’ombre d’une montagne, pas même d’une colline. Un paysage qui tranche avec le relief escarpé auquel étaient habitués Angèle et Jacques Thürler. Le 15 mai 1987, le couple d’agriculteurs a quitté sa ferme de l’Eterpaz, à Charmey, pour s’installer dans ce village québécois à 120 kilomètres au nord-est de Montréal. Trois de leurs enfants, Jean-Claude (22 ans), fraîchement marié avec Vreni (20 ans), Caroline (11 ans) et Raphaël (7 ans) étaient alors du voyage. «Je n’oublierai jamais cette date. A notre arrivée, j’avais l’impression que tout était si vaste», décrit Vreni, qui venait de partir de Bellegarde, son village natal (lire encadré).
Une histoire de vie qui n’est pas restée sans écho, puisque l’ancien rédacteur en chef de La Gruyère, Michel Gremaud, avait déjà rencontré cette famille, tout comme d’autres émigrés gruériens, au tournant du siècle. Il en était ressorti un livre, Nouveau monde simple course. Quinze ans après cette première visite, le journal du Sud fribourgeois est retourné sur l’exploitation des Thürler, où la troisième génération travaille désormais activement. En 2004, Angèle et Jacques ont officiellement passé la main à Vreni et Jean-Claude. Même si le patriarche, 74 ans, est toujours présent, chapeau Glasson Matériaux sur la tête, pour donner un coup de main matin et soir lors de la traite. «La passion», dira son fils. Suivra l’arrivée de David, le petit-fils, 24 ans bientôt. «C’est gratifiant de voir qu’il y a de la relève. Au moins, on sait pourquoi on est parti!» confie Jacques.
A écouter David parler de son métier, son grand-papa n’a que peu de souci à se faire: «Depuis tout petit, je savais que je voulais devenir paysan, raconte-t-il, occupé à poser une griffe à lait sur la tétine d’une vache. J’aimerais encore agrandir le domaine, peut-être jusqu’à 250 hectares. J’ai déjà quelques terrains dans ma ligne de mire!» Des projets pleins d’ambition, qui font écho à l’évolution qu’a déjà connue l’exploitation. «En 1987, nous possédions 84 hectares. Aujourd’hui, c’est le double. Nous avons septante vaches, qui produisent annuellement quelque 620000 litres de lait», commente Jean-Claude. Et d’oser la comparaison avec la Suisse: «A Charmey, c’était une vingtaine d’hectares, divisés en plus de dix parcelles louées! Et une quinzaine de vaches pour une production annuelle qui approchait les 70000 litres.»
Une affaire de famille
Avant l’achat d’autres terres, l’agrandissement de l’étable, qui sera transformée en stabulation libre, est prévu en 2015. «Nous n’avons pas vraiment le choix, il faut avancer. Ici, la productivité nous talonne. Mais ce n’est pas sans risques. Nous n’avons pas de subventions comme en Suisse et nous ne pourrons pas augmenter tout de suite le nombre de vaches à cause des quotas», explique Jean-Claude.
Une fois les travaux terminés, Fabien, le deuxième des fils, rejoindra ses parents et son frère: «Je travaille actuellement chez un paysan près de chez nous. Mais quand nous aurons agrandi, des bras supplémentaires seront les bienvenus!» Quant à Maude, sa sœur, elle entreprend actuellement une formation d’inhalothérapeute, un métier du domaine médical en lien avec le système cardiorespiratoire. Mais ne se désintéresse pas pour autant du monde agricole: «Dès que j’ai du temps, je viens aider à la ferme.» Preuve que, chez les Thürler, tout le monde met la main à la pâte.
Notamment à l’heure de la traite, où même Annie-Claude, la «blonde» de David, et Yann-Eric, le «chum» de Maude, enfilent combinaison et bottes. La main-d’œuvre nombreuse permet alors de s’octroyer quelques moments de répit autour du chariot de traite, que Vreni a rebaptisé «le chariot à conférence».
Petite giclée d’argile
Une aide qui se révèle toutefois bienvenue, car les Thürler ne ménagent pas leurs efforts pour s’assurer de la qualité de leur lait. Accroupie sous une vache, Maude lui tire gentiment les trayons. «Je fais sortir le premier lait avant d’installer la machine à traire, explique-t-elle. C’est pour éliminer les éventuelles bactéries.» La famille donne également une grande importance au bien-être des animaux.
«En été, nous sortons les vaches chaque soir. Lorsque nous sommes arrivés, presque tous les paysans de Saint-Brigitte le faisaient. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que deux sur environ trente-cinq», déclare Jean-Claude. Sans oublier le «complément alimentaire» que les bêtes reçoivent tous les jours: une petite giclée d’argile, «un très bon antioxydant».
Petit îlot gruérien à Sainte-Brigitte
Il flotte comme un parfum de Gruyère dans la maison de Vreni et Jean-Claude Thürler, à Sainte-Brigitte-des-Saults. Trois cloches, imposantes, trônent dans la cuisine tandis que d’autres décorations typiques sont soigneusement distillées dans l’appartement: un tableau représentant l’écusson de Charmey avec l’inscription «Pour tes 20 ans», un poster de la Poya d’Estavannens ou encore le fond d’écran de l’ordinateur familial: l’église de Charmey devant les Gastlosen. Sans oublier le gruyère, un fromage «sacré» pour Jean-Claude, qui trouve souvent sa place sur la table familiale lors des repas.
«Je suis là en personne, mais en pensée, je suis plutôt en Suisse, confie-t-il. Certes, je suis attaché à l’exploitation, mais c’est tout.» Lors de leur arrivée au Québec, en 1987, s’adapter à ce nouvel environnement n’a pas été facile: «Toutes les fins de semaine, on roulait pour se rapprocher des collines, pas forcément pour marcher, mais juste pour les voir!» explique Jean-Claude. Pour Vreni, les premières années ont également été assez rudes, «surtout l’automne. L’été, il y avait beaucoup à faire. Mais la situation s’est améliorée avec l’arrivée des enfants, David, Maude et Fabien, de 1989 à 1993.»
Preuve ultime de leur attachement à la Gruyère, Vreni et Jean-Claude accrochent toujours des clochettes au cou des génisses. «Le soir, on peut entendre leur tintement». De plus, l’agriculteur de 49 ans songe, à la retraite, à passer l’hiver dans la vallée de la Jogne, et l’été au Québec. Pour l’heure, il suit l’actualité suisse et régionale de près. «Je vote, il faut donc que je me tienne informé, entre autres grâce aux journaux locaux!»
«L’été, je n’arrive pas à suivre»
Au sous-sol, Jean-Claude s’est aménagé une petite table où, à côté d’une carte postale représentant le Moléson, s’empilent des exemplaires de La Gruyère. «L’été, je n’arrive pas à suivre, mais je rattrape mon retard en hiver. Je ne lis pas tous les articles, mais la plupart! Outre l’actualité régionale, j’aime beaucoup les pages culturelles, notamment celles qui traitent de littérature.» Près des journaux, on découvre en effet des livres de Mauriac ou de Voltaire. «Je relis A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust, pour la troisième fois.»
A quelques mètres de la maison de Vreni et Jean-Claude se trouve celle d’Angèle et Jacques Thürler. Là aussi, les objets qui rappellent leur vie à Charmey sont nombreux. Pourtant, Jacques explique, avec un accent gruérien encore intact, «ne pas du tout s’ennuyer du village. Jamais je n’ai regretté ma décision. Chez moi, c’est à Sainte-Brigitte.» Quant à Angèle, elle s’est également très bien adaptée, même si elle confie que «la parenté lui manque, notamment son fils Daniel, resté en Suisse».
A la sauce québécoise
Dans la «cuisine d’été» d’Angèle et Jacques Thürler, un disque de musique folklorique suisse tourne en boucle. «C’est beau!» commente la maîtresse de maison. Son petit-fils Fabien, 19 ans, est plus sceptique. «Sur un des morceaux, il y a une femme qui crie!» décrit-il faisant référence au yodel. Ce soir-là, une grande partie de la famille Thürler (les grands-parents, la famille de Vreni et Jean-Claude et celle de sa sœur Caroline) s’est réunie à l’occasion de la visite d’un neveu venu de Suisse. Jacques évoque les années passées à Charmey. «Grand’pa nous raconte des histoires, mais on ne connaît pas les gens ou les lieux où elles se déroulent», explique David. L’aîné des fils de Jean-Claude, 24 ans bientôt, n’est pas retourné en Suisse depuis l’âge de cinq ans. «Je reste attaché à mes racines, mais ma vie est ici.»
Quant à Fabien et Maude, son frère et sa sœur, ils ont déjà entrepris plusieurs voyages dans la région d’origine de leurs parents, mais ne se verraient pas non plus y vivre, «sauf peut-être pour six mois ou une année». Ils se plaisent pourtant à se remémorer les expressions en patois, en majorité des gros mots, apprises de la bouche de leurs aînés. Un délice lorsqu’ils les prononcent avec leur accent québécois…
Dialecte mis à part, David, Maude et Fabien utilisent fréquemment des mots typiquement gruériens, inconnus de leurs amis. Un exemple parfait du mélange entre leurs racines et le pays où ils sont nés. Les plus emblématiques: «Il annonce un crouille temps», «T’as vu cette réclame à la télévision», «Y’a un de ces chenits, ici».
Commentaires
Baeriswyl charles (non vérifié)
jeu, 01 déc. 2016
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