PAR THIBAUD GUISAN
«Prière de ne pas cracher.» Dans les années 1920, l’avertissement était placardé dans les auberges fribourgeoises. Objectif: lutter contre la propagation du fléau de l’époque, la tuberculose. Une maladie infectieuse transmissible, dont la bactérie (bacille de Koch) s’attaque le plus souvent aux poumons.
L’histoire méconnue de cette lutte dans le canton a été retracée par Pascal Pernet. Cet historien de 28 ans en a fait le sujet de son travail de master en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg. Diplômé en histoire et en germanistique en 2013, le Gruérien – il a grandi à Lessoc – revient sur ses découvertes réunies dans un livre.
Quels dégâts a fait la tuberculose dans le canton de Fribourg?
Vers 1900, plus de 400 personnes en meurent par an. C’est donc plus d’une personne par jour. Jusque dans les années 1930, c’était la cause de mortalité No1. Dans les années 1900-1920, près de la moitié des jeunes décédés entre 15 et 30 ans meurent de la tuberculose.
Qui tire la sonnette d’alarme?
En 1906, des philanthropes fondent la Ligue fribourgeoise contre la tuberculose. A cette époque, Bâle et Berne disposent déjà de sanatoriums pour traiter les malades. La Ligue a pour ambition d’en créer un dans le canton, mais elle se trouve isolée. Elle vit de quêtes et de dons et ne reçoit pas d’aide de l’Etat. Il faut dire qu’en 1900 moins de 0,5% du budget cantonal est consacré à la santé publique. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que la Ligue pourra lancer des actions concrètes.
En 1916, la Ligue connaît un nouvel élan. Avec quel objectif?
La lutte contre la maladie doit s’accompagner de préceptes moraux. La tuberculose touche beaucoup les pauvres. L’idée qui s’impose, c’est que le pauvre est malade par sa faute: à cause de l’abus d’alcool, de la fréquentation des cabarets, d’une vie sexuelle trop développée… Durant l’entre-deux-guerres, la Ligue mène donc un combat très moralisateur et moralisant dans la limite de ses moyens.
Quelles formes prend ce combat?
Un gros effort de propagande est mené pour prévenir la maladie. Des fascicules sont édités, des conférences et des expositions sont organisées, des messages sont donnés dans les cinémas et relayés par les instituteurs et les curés. La Ligue met aussi en place une infirmière visiteuse. Elle se rend dans les quartiers pauvres et repère les foyers de la maladie, tout en étant une assistante sociale, qui montre comment tenir son ménage. Dès 1928, une infirmière est engagée pour les districts de la Gruyère et de la Veveyse, mais aussi de la Glâne dès 1931. Elle n’arrive de loin pas à couvrir les besoins.
Où sont traités les malades?
Des consultations ont lieu dans les dispensaires de Fribourg (dès 1917) et de Bulle (à partir de 1942 grâce à l’action bénévole du docteur Pasquier). Ensuite, les malades sont envoyés en cure dans les sanatoriums d’autres cantons, surtout à Leysin. Les communes participent à leur financement, le plus souvent par leurs fonds d’assistance.
Le développement de la maladie est-il freiné par ces actions?
Difficilement. En 1900, le canton connaît un taux de mortalité lié à la tuberculose dans la moyenne suisse. En 1938, la situation dans le canton est une des pires du pays, avec le Valais et Schwytz. L’inaction de l’Etat n’est donc pas sans conséquences. En 1936, il consacre 30000 francs à la lutte contre la tuberculose bovine (touchant le bétail) et 3000 francs à la tuberculose humaine. C’est révélateur de ses priorités. Fribourg est un canton rural aux ressources limitées. Les tabous entourant la maladie (lien avec le péché) rajoutent à la réticence de l’Etat à s’engager. Enfin, la charité est une valeur sacro-sainte. La notion de gagner le paradis en s’investissant dans des œuvres de philanthropie est très forte.
La Seconde Guerre mondiale change la donne. Pourquoi?
En 1944, un antibiotique (la streptomycine) est découvert comme traitement. Les mentalités changent. Avec le développement de la radiophotographie pour détecter la tuberculose, les cas augmentent. La Ligue fribourgeoise se retrouve dans une grande détresse. Avec l’appui de la Ligue suisse, elle obtient de l’Etat une subvention de 20000 francs en 1943 (contre 4000 francs annuellement jusqu’ici). Cet apport ne sera plus revu à la baisse.
En 1946, l’arrivée du conseiller d’Etat Paul Torche à la tête des affaires sanitaires semble décisive…
Il faut se méfier des supermen en histoire. Mais Paul Torche a effectivement fait bouger les choses, avec une nouvelle loi cantonale en 1951. La Ligue touche dès lors 200000 francs de subvention par an. L’Etat confie à la Ligue l’organisation de campagnes de dépistage et de vaccination, notamment dans les écoles. Dès 1953, chaque district a son infirmière visiteuse, alors qu’un sanatorium cantonal est enfin ouvert (lire ci-dessous). Au début des années 1970, la tuberculose n’est plus un fléau, même si elle n’a pas totalement disparu aujourd’hui.
Pascal Pernet, Prière de ne pas cracher! La lutte contre la tuberculose dans le canton de Fribourg 1900-1973, Chaire d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg, collection Aux sources du temps présent, 200 pages
Invité par la Société d’histoire du canton de Fribourg, Pascal Pernet donne une conférence publique ce lundi 17 mars au Musée d’art et d’histoire de Fribourg, à 19 h 30
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Du Chalet de Pringy à la solution Humilimont
La création d’un sanatorium cantonal est décrite par Pascal Pernet comme un «serpent de mer de la politique fribourgeoise» et le «symbole de son immobilisme en matière de santé publique». Lancé dès 1900, le projet ne se concrétisera qu’en 1951 avec l’ouverture d’un sanatorium à Humilimont, sur les hauts de Marsens.
De son côté, la Ligue fribourgeoise contre la tuberculose ouvrira un Chalet des enfants, à Pringy. De 1923 à 1960, 3800 Fribourgeois séjourneront dans cet établissement placé sous la direction des sœurs de Ste-Anne. Le chalet est un préventorium: il accueille des enfants faibles, mal nourris, menacés de tuberculose, mais pas encore atteints par la maladie. L’institution s’ouvre malgré les oppositions de la commune de Gruyères et de la Société pour le développement de la Gruyère, qui rapporte les craintes de l’hôtel voisin de Montbarry de voir fuir les touristes. En moyenne, les séjours durent trois mois. La discipline est stricte et le quotidien est fait de promenades, de cures d’air et de soleil, de gymnastique respiratoire, mais aussi de prières et de célébrations religieuses. «C’est une institution de santé, mais l’éducation morale et religieuse est centrale», résume l’historien.
La première pierre de Crésuz
En parallèle, le projet de sanatorium poursuit son sinueux chemin. Après une esquisse aux Sciernes d’Albeuve avant la Première Guerre mondiale, le dossier connaît un nouvel épisode en 1921. Les Papeteries de Marly, en liquidation, offrent 300000 francs à l’Etat pour la construction d’un établissement. Condition: que les travaux commencent avant le printemps 1925. Et les offres pleuvent. Conscientes des retombées économiques, les communes d’Enney, Sorens, Echarlens, Romanens, Avry-devant-Pont, du Châtelard et d’Attalens proposent des terrains à l’Etat. Mais le choix se porte sur Crésuz. La pétition envoyée au Conseil d’Etat par les autorités communales de la Veveyse pour appuyer le site de la Baumaz, au-dessus d’Attalens, n’y change rien.
Pour répondre aux exigences des papeteries, le canton fait construire la route d’accès, en attendant de possibles subventions fédérales. La première pierre du sanatorium de Crésuz est même posée le 4 juillet 1931, en grande pompe. Mais ce sera aussi la dernière pierre, puisque le projet restera en rade à jamais. L’Etat vendra les terrains à la commune en 1958.
Nouvel épisode en 1946. Le canton achète la clinique de Vermont, à Leysin, pour 320000 francs. Une option provisoire – l’établissement fermera en 1957 et sera revendu en 1959 à l’Armée du Salut pour 290000 fr. – avant la solution d’Humilimont. Cette clinique construite en 1895 sur les hauts de Marsens sert depuis les années 1930 de maison de repos pour les personnes souffrant de maladies nerveuses et de malnutrition. Le sanatorium cantonal y prendra place de 1951 à 1985, avant que l’établissement ne devienne l’actuel EMS, ouvert en 1986. Dans les années 1970, avec le recul de la tuberculose, on y soignera de plus en plus de maladies pulmonaires non tuberculeuses (asthme, tumeurs, bronchites chroniques, cancers bronchiques). Une évolution commune à tous les sanatoriums suisses. TG
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